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ÇA VA, ÇA VIENT

Première version d'une histoire vraie du vingtième siècle, enfin à peu près vraie, en tout cas pas plus fausse que ne l'aurait racontée un journal télévisé...
Seconde version dans le recueil "Désenchantements".

C’était un brave homme, il n’était pas devenu proviseur par méchanceté. Evidemment pas non plus parce qu’il se serait cru investi d’une quelconque mission. Il avait su d’avance en quelle sorte de tampon, genre une face douce une face rêche,  consistait ce métier, au croisement d’exigences aussi contradictoires que changeantes. Simplement, il s’était dit que, n’ayant pas de don particulier  spécialement aiguisé pour quoique que ce soit, c’était un endroit ou il ne ferait pas beaucoup plus de mal que de bien, ce qui n’est déjà pas si mal.

Mais c’était malgré tout une âme sensible, et il avait souvent ruminé des histoires diverses de lui plus ou moins bien connues, concernant les malheurs de ces jeunes enfants. Il avait une véritable hantise concernant ces sortes de blessures ineffaçables  que l’école sait si bien inscrire sur ses membres les plus faibles, petits enfants comme grandes personnes. Oh, il savait certes bien que l’école n’avait pas de monopole en la matière, que les familles étaient également très performantes en ce genre de choses, et que de toutes façons il ne pouvait y avoir de vie sans blessures.

Il était quand même bien décidé à réduire de son mieux ces brisures, dans ces lieux au moins où il croyait avoir quelque petit pouvoir, même si modeste. C’est pourquoi il restait chagriné des opinions paradoxales que professaient en la matière certains membres de son équipe enseignante. Madame Chavouroux, Mathilde comme il s’était permis de l’appeler depuis peu, l’exaspérait quelque peu sur ce point, malgré ce charme un peu spécial mi suranné mi maturité provocante, auquel il n’était pas insensible.

Mathilde Chavouroux, grande et distinguée personne rousse, agrégée de lettres de sa formation, vouait une admiration inattendue pour feu l’écrivain Christiane Rochefort. C’en était une véritable manie. Elle avait toujours une citation de la romancière prête pour la situation en cours. Alors, quand une nouvelle fois, la conversation s’était déportée vers les petits et grands traumatismes que pouvaient  subir notre belle mais fragile jeunesse, il s’était de nouveau senti froissé des sophismes avancés. La belle et altière Mathilde citait son auteur favori : « Perdez  l'illusion bonnes gens, assis dans la croyance que les malheurs passés doivent labourer la mémoire la vie durant, comme si c'était un devoir d'encore et encore les payer, perdez l'illusion morale, si joliment plantée dans vos âmes coupables, que le souvenir des sales moments ne peut être qu'un renouveau sans fin de l'enfer des jeunes années. »

Et c’était reparti sur ces rengaines qui avaient vraiment l’heur de le contrarier. « Il n'y a pas à proprement parler, disait-elle, de traumatismes sexuels en soi, ils ne sont jamais qu'expression symbolique de traumatismes identitaires. Evidemment, ça ne peut pas plaire aux moralisateurs bien-pensants qui veulent, de gré ou de force, verser dans le traumatisme et le drame tout petit dérapage dans les bonnes mœurs. Mais le fond de leur affaire à eux, c'est que c'est leur propre identité qu'ils sentiraient menacée si les dits et prétendus dérapages n'étaient pas ipso facto drame irrémédiable. »

« Prenez l'exemple classique, poursuivait-elle, de la petite fille rencontrant un vilain (ou un pauvre, comme vous voudrez) exhibitionniste, puisque ce genre de choses est censé, depuis les doctes écrits du docteur Sigismond, être le cas type de l'origine d'une hystérie. La bonne vieille mère, l'anti-pédophile militant, le religieux intégriste, pour ne citer quasi au hasard que quelques cas de figures, vont y voir tout de suite, quoique par procuration, une vie basculer dans la blessure irrémédiable. Mais la petite fille, quant à elle, pourra avoir des réactions diverses, suivant ce que j'oserai appeler le type de culture qu'elle aura acquise concernant le pénis. »

Culture du pénis, notre honnête homme se disait que côté jeune fille, il ne savait pas trop, mais côté dames respectueuses et agrégées de lettres, ce n’était vraiment plus ce qu’il avait appris à identifier sous ce nom dans ses jeunes années. Il avait du mal à l’écouter continuer : «  Elle peut certes être violemment choquée, voire même y perdre à presque jamais son identité, dans le cas notamment où son éducation a comporté une sacralisation/diabolisation de la chose. Mais aussi bien, elle peut trouver la situation cocasse, et en rire de bon cœur, pourvu que sa culture l'ait suffisamment sensibilisée à la pantomime et à l'humour des contrastes. Elle peut également avoir une réaction plus empirique et pratique, et simplement s'étonner que les différents composants de la scène ne soient pas disposés selon l'ordre canonique, ou encore s'inquiéter des difficultés techniques auxquelles risque d'être soumis l'opérateur, du fait d'un port inusuel de certaines pièces vestimentaires, pouvant rendre les déplacements difficiles. »

S’il se remémorait encore une fois ces polémiques hélas coutumières, c’est qu’un nouveau problème de ce genre venait de lui tomber dessus. Dans son métier, de toutes façons, il ne se passait pas une semaine sans qu’un quelconque ennui nouveau ne se présentât. Parfois petite broutille, mais plus souvent de l’ordre de la catastrophe. Cette fois-ci, il craignait fort d’avoir affaire à un gros calibre « d’emmerdement ».

Il semblait bien, mais les témoignages étaient bien sûr, comme toujours, divergents, qu’un maniaque venait plus ou moins régulièrement perturber les jeunes filles de son internat, s’exhibant sous un porche, face aux fenêtres des dortoirs. Certains, ou plus exactement certaines, prétendaient qu’il s’agissait tout au plus d’un vague voyeur, en l’espoir de quelque image volée entraperçue, et qui se grattait peut-être de manière un peu indiscrète en passant sous les fenêtres. Mais d’autres faisaient état d’opérations plus développées. Complicité indulgente des unes ? Fantasme ou espoir déçu des autres ? Il n’arrivait à trancher de la chose, et s’était demandé, à contrecœur, s’il n’allait pas falloir un jour ou l’autre se résoudre à aller vérifier de visu.

Le minimum certain était qu’un pauvre type, dangereux ou plus ou moins inoffensif restant à déterminer, exerçait ses manies suspectes sous les fenêtres de l’internat, trottoir d’en face, en général le vendredi. Toutes les témoins étaient cependant bizarrement d’accord sur une précision géographique : il y avait stationnement sous un porche. Pourquoi donc un porche, s’était-il demandé ? Questionnant sa question, comme il en avait la vieille déformation, seul mais substantiel reste d’un bref et malheureux essai d’études philosophiques, il s’était demandé si sa propre question devait être comprise « pourquoi choisit-il cet emplacement ? » ou plutôt « pourquoi disent-elles un porche ? ». Une chose semblait certaine : que cette situation spatiale ait résulté d’un fantasme unanime des locutrices, ou qu’il ait été à assigner à l’objet de référence, de toutes façons, il y avait là en jeu un concept de refuge.

Il en était là ce jour là de ses divagations, quand s’avisant qu’on était précisément vendredi, à l’heure semi crépusculaire propice au cérémonial incriminé, il prit soudain la décision  de ne plus tergiverser et d’y aller voir. Ou, comme il disait parfois avec justesse : la décision le prit d’y aller voir. Alors, encore tout gonflé de son idée soudaine, et plus encore de la conscience de ses responsabilités, il prit son courage à deux mains, et se dirigea vers le lieu du probable crime, tout hanté de l’inquiétude des répercussions que pouvaient avoir sur ses jeunes demoiselles internes les prestations de cet odieux récidiviste présumé.

Une fois arrivé à proximité du lieu usuel de la cérémonie sacrificielle, il comprit à la fois, et avec la même force d’évidence, la nécessité stratégique, ou du moins le caractère judicieux du choix du porche comme scène théâtrale  du forfait, et l’avantage en général des reconstitutions criminelles sur les lieux mêmes. Côté stratégie, non seulement cela constituait une sorte de scène théâtrale naturelle donnant à l’action à la fois sa nécessaire unité de lieu et en même temps symbolisant à merveille  la protection maternelle  permettant de sécuriser cette performance aussi délicate qu’illicite, mais aussi cela permettait de définir une zone de visibilité restreinte, en direction principale des fenêtres des innocentes victimes, et d’occulter l’odieux forfait pour les simples passants suffisamment distants.

Côté reconstitution policière, il fallait vraiment être sur place pour saisir la faisabilité de la chose. Et il fallait également être là pour saisir, comme il le fit immédiatement, l’opportunité que présentait le décrochage de la vieille bâtisse jouxtant l’internat. Cette semi-ruine, frappée d’alignement, était  depuis quelques années objet de polémiques administratives diverses portant sur l’éventualité de sa destruction forcée. Pour une fois, il y vit un avantage : se postant dans l’encoignure de son entrée, on pouvait y surveiller le porche suspecté tout en ayant un aperçu latéral sur les fenêtres des demoiselles. Aussi décida-t-il de s’y cacher en attendant la venue probable du dangereux malade.

Stationné sous son entrée de ruine, il méditait en attendant. Les fenêtres de l’internat semblaient calmes. Il retournait encore une fois dans sa tête la citation préférée que Mathilde ressassait dans ses vigoureuses sorties militantes : « La combine profitable qui est : on est prié de continuer à s'opprimer soi-même quand il n'y a plus personne pour le faire. » Tout de même, pensait-il, il y a bien des choses qui marquent, et on ne s’en débarrasse pas facilement, et parfois jamais. Et parmi ces choses, beaucoup ont lieu lors de l’enfance, et beaucoup ont plus ou moins trait au sexe, et sans doute plus souvent plus que moins. Des lumières s’éteignaient à l’étage de l’internat, le porche restait vide. Il s’inquiéta de nouveau un bref instant de la solidité de son vétuste refuge. Il était déjà arrivé que des morceaux se détachassent du balcon de l’étage, mais il lui semblait être suffisamment en recul pour être à l’abri à cet égard. Un passant passait, mais le profil ne semblait vraiment pas correspondre. 

Il songeait encore à Madame Chavouroux, et se redisait qu’il éprouvait un certain trouble, un trouble certain, quand elle se redressait de sa chaise, un peu cambrée en arrière, et que l’on plus-que-devinait ces deux petites pointes déstabilisantes sous le chemisier blanc. Il venait souvent inopinément en salle des professeurs, sous n’importe quel motif futile, pour entrapercevoir ce mouvement, ces petits reliefs lui crevant les yeux de leur demi absence suggestive. Mais il avait tout de même du mal avec le discours de la dame. Des théories compliquées et surprenantes, opposant Maupassant à Freud. Il avait cru y comprendre que les vrais blessures étaient selon elle identitaires, et qu’elles ne prenaient substrat sexuel que dans les sociétés, tout de même majoritaires, où le sexe était érigé en symbole suprême de l’identification. Mais qu’il existait des civilisations, et qu’il existait en toutes civilisations des individus, pour qui des gestes n’étaient que des gestes, à apprécier selon sa symbolique propre, tant qu’ils ne portaient pas atteinte à la stricte intégrité somatique.

Deux passants passaient, ils avaient bien tous deux la tête de l’emploi, mais leur nombre les disqualifiait. Il se dit alors qu’il y avait quelque temps qu’il rêvassait en attendant, et qu’il devait être désormais trop tard. Peut-être n’avait-il pas été assez discret, car il n’avait vraiment pas l’habitude de ce genre de choses, et même dans son métier au quotidien, il s’était toujours montré très maladroit quand il s’était agi de surveiller qui que ce soit.  Peut-être aussi tout simplement avait-ce été un jour sans, les témoignages avaient semblé montrer une régularité imparfaite dans la périodicité des prestations du maniaque. Après quelques atermoiements, il se résolut à rentrer chez lui. Mu par quelque vague pressentiment, en tout cas c’est ce qu’on dit toujours après, il prit tout de même le temps de repasser par son bureau, sis à l’externat, distant d’un bon demi kilomètre de l’internat. Bien lui en prit, un message l’y attendait : il y avait bien eu récidive ce soir, mais apparemment un bon quart d’heure avant qu’il n’ait pris son poste d’observation.

On semblait quand même bien avoir affaire à un spécialiste du vendredi. Au fond, c’était un jour logique, quasi traditionnel. Pourquoi les maniaques ne s’embourgeoiseraient-ils pas à prendre des habitudes routinières, comme les braves gens qui accomplissent plutôt leur devoir conjugal le samedi soir, une fois passée la surcharge de la semaine de travail ? Mais le samedi soir ne pouvait pas convenir pour un exhibitionniste  spécialisé dans l’internat de  jeunes filles, la plupart de celles-ci rentrant dans leurs familles le samedi après-midi. En allant surveiller chaque vendredi, il finirait bien par obtenir son flagrant délit de perversion.

La semaine suivante, il quitta la conseillère d’éducation une bonne demi-heure plus tôt qu’à l’accoutumé, prétextant un rendez-vous imaginaire avec quelque conseiller pédagogique, aussi rectoral qu’inutile. Cela lui laissait un temps de sécurité pour s’installer sous sa ruine idoine. Tout de suite, il remarqua un changement dans l’atmosphère côté des fenêtres. Il semblait y régner une certaine agitation, discrète certes, mais repérable à quelques ombres furtives. Il crut même reconnaître au passage la jeune Ségolène, toujours de tous les mauvais coups, un peu moins furtive que les autres. Ses jeunes protégées semblaient bien guetter attentivement aux fenêtres la venue du vilain satyre. C’était un signe au moins qu’il était, plus que la dernière fois, dans les heures probables du forfait. Il en conclut bien sûr sur l'angoisse que devaient ressentir ces fragiles enfants, sous la menace incertaine de l'odieuse agression visuelle. Mais cette fois là encore il fit florès.

Comme de prévisible, sa patience fut récompensée la troisième semaine, quand notre pauvre erre, en mal depuis quatorze jours d'un public pour le conforter, se livra en situation à son improvisation préférée. Horrifié, il constata de visu, ce dont personne n'avait cru bon de l'avertir, que le spectacle n'était pas simplement statique, mais comportait une dynamique interne, avec ce subtil mélange, comme dans les grandes musiques romantiques, de rythme répétitif, voire lancinant, à quelques arythmies près, pour sauvegarder l'intérêt de l'imprévu et reprendre son souffle, et de tension dramatique croissante, dont on sait qu'elle mènera inéluctablement à l'accomplissement final.

Il était horrifié de la scène, de sa crudité, fasciné malgré lui du contraste entre le côté à la fois dérisoire et lugubre de la scène visuelle, et l’incontestable intensité dramatique de l’aspect événementiel. Il ne parvenait que brièvement, à intervalles, à relever son regard côté fenêtre, tant l’action principale le tenait en haleine. Il avait quand même perçu vaguement, et non sans un malaise sourd, que ses protégées étaient spectatrices aussi attentives que lui-même. Des ombres qu’il sentait chargées d’angoisse devant l’abomination. Il se représentait la torture morale de ces jeunes âmes, pas encore dotées de cette carapace que se sont constituée les adultes de toutes leurs souffrances et de toutes leurs errances. Il n’osait imaginer l’air défait de ses innocentes protégées devant un spectacle certainement pour elles partiellement incompréhensible, le désarroi de qui comprend qu’il ne comprend pas tout de l’horreur qui l’agresse, la panique sourde devant le spectacle qui fait voler en éclats les cadres de ce que l’on croyait possible à voir.

Mais pourquoi donc n’allaient-elles pas se réfugier loin des fenêtres coupables ? Pourquoi donc aucune surveillante ne songeait-elle à les protéger contre l’innommable ? Peut-être étaient-elles elles-mêmes sous le choc ? L’intensité dramatique du cérémoniel devenait à la limite du soutenable. Il ne parvenait à en détacher ses yeux pourtant outrés, il se sentait confusément fasciné, quasi subjugué par la maîtrise du rythme montant en puissance, légèrement accelerando. Pointait en lui l’affreux soupçon que les surveillantes, plus adultes que les innocentes internes, étaient, devant cet odieux spectacle, victimes du même envoûtement maléfique que lui-même. C’était peut-être là la raison de leur inaction.

Ce ne fut d’abord que confusément, un peu inconsciemment, qu’il reçu la vague impression d’une rumeur s’amplifiant lentement, descendant des fenêtres. Quelque chose de plus organisé qu’une rumeur, un fond sourdement musical qui intensifiait l’espace du drame. Le cinéma nous a tellement habitué à ces soulignements musicaux venus de nulle part, mais toujours à propos, et nous devenons tellement incapables de distinguer le réel de la représentation, que la chose lui sembla naturelle. Mais son angoisse dégénéra en stupeur quand il identifia clairement le son. Il n’en pouvait croire ses oreilles, l’ordre du monde vacillait sous le rythme sourd du chœur savamment crescendo.  Ses ouailles, ces jeunes et si fragiles victimes, scandaient des mots incompréhensibles avec une superbe et puissante majesté d'ensemble comme dans les plus beaux moments de Parsifal. Il n’était pas possible qu‘elles aient pu dire cela, et c’était pourtant ce qu’il entendait avec horreur : « Vas-y, ça vient ; vas-y, ça vient ».

« Vas-y, ça vient… ». Comme un saint homme qui cauchemarderait au moment de mourir que la porte du paradis n’était qu’une peinture en trompe-l’œil, il se disait qu’il devait y avoir eu à un moment donné une erreur d’inattention des dieux, que le rêve et le réel avaient dû être inversés. Comme un homme qui se voit mourir et qui résume sa vie entière en à peine un bref fragment de moment, il entrevoyait deux millénaires de civilisation platonicienne disparaître devant ce qu’il présentait être le trou final : « Vas-y, ça vient ; vas-y, ça vient ».

De la suite des événements, il n’était plus capable de restituer un fil suivi. Il ne lui restait plus que des bribes d’images, des sortes de flashs, qu’il n’était pas bien certain d’être capable de resituer dans un ordre raisonnable. Il ne se souvenait même plus s’il y avait eu conclusion naturelle de l’affaire. C’est sûr qu’il y avait eu une poursuite brève et néanmoins grotesque, un homme ne court pas vite, le pantalon aux chevilles. Et les rires, il se souvenait avec honte des éclats de rire. Meurtri de la gaieté désinvolte et bruyante de ses ouailles, elles qui étaient censées jouer le rôle des pauvres victimes démunies. Au fond, il lui avait semblé sur le coup, être le seul vraiment traumatisé.

Heureusement, la morale fut finalement sauve, car il faut toujours qu'elle soit sauve, de gré ou de force. L’affaire, ayant fait diversement trop de bruit, fut ébruitée. Il n’était plus possible de jouer la discrétion politico-pudique, selon un style qu’il connaissait trop bien dans ses fonctions. Il fallut déférer, recteur, maire, préfet, il n’échappa au ministre que de justesse. On dépêcha une équipe de psychologues mi-scolaires, mi-police des mœurs, pour soigner ces jeunes vierges (sans doute pour la plupart), qui étaient tellement traumatisées qu'elles n'avaient songé à se plaindre de rien de précis, si ce n'est pour certaines, comble d’inconscience,  qu'il était « dégueulasse de faire des trucs marrants comme ça la veille d'une interro de bio ». Cellule de crise, psychologues scolaires ci-dessus désignés, officiers de police féminins spécialisés dans ce genre d’opérations délicates, sociologues hautement qualifiés dans le dysfonctionnement urbain, enfin tout le toutim.

Alors, vous savez peut-être comment c'est, psy, c'est un boulot de pro, avec quelques demi questions, savamment formulées autour de leur non-dit, nos hommes de métier surent restaurer la dimension traumatisante qui manquait honteusement à cette affaire, et les pures petites filles qui s'étaient bien marrées autour d'un joyeux moment de détente, purent enfin sentir monter en elles l'angoisse de l'horreur rétrospectivement vécue. Les socios de service incriminèrent structurellement le tissu urbain mal pensé, la proximité pathogène des ruines fut soulignée, relançant la polémique endormie. Les réformateurs patentés de la cellule émirent le souhait judicieux qu’une directive européenne vinsse réglementer l’implantation des porches à proximité des lieux fréquentés par les mineurs.

Enfin bref, on se retrouvait enfin dans le drame et le sérieux. Il ne restait plus, puisque de toutes façons l'affaire s'était trop ébruitée, qu'à faire intervenir le journaliste local spécialisé dans le drame social vécu et le redressage de torts odieux. L'œil glauque, le ton aussi mal dramatiquement intense et sans recul qu'un Chirac dénonçant un nouveau crime contre l'humanité, notre homme s'acquitta à merveille de sa tâche justificatrice et expiatoire, sachant mettre en valeur, avec une dignité retenue juste autant qu’il le fallait, le désespoir de l'enfance brisée à retardement, mais mieux vaut tard que jamais.

Notre homme, le probe, pas le maniaque, sentait ses quelques restes de certitudes morales s’enliser davantage encore. A quelle croyance se fier, entre la si belle version morale d’une jeunesse dont le salut et l’innocence s’inscrivait désormais en négatif du traumatisme quasi sacré qu’il fallait honorer,  et le souvenir qu’il ne parvenait pas à chasser de son oreille, chœur d’encouragement éhonté, et pour finir ricanements ? Alors qu’il ressentait ces poussées latérales et alternées d’angoisse que provoquait en lui l’incertitude, ce fut Mathilde, une fois encore, qui eut encore le dernier mot, avec cette force tranquille que lui donnaient ses opinions aussi tranchées que paradoxales. Elle seule déjà s’était inquiété du sort moral du pauvre rythmicien public, qui au fond n’intéressait plus personne du fond de sa cellule, pour autant d’ailleurs qu’en lui-même, cas réel et unique, il ait jamais intéressé personne. Elle seule également semblait avoir senti le désarroi de son pauvre proviseur d’admirateur. Redressant insolemment ces deux pointes provocantes, indécentes de leur semi discrétion, avec l’inconscience habituelle, feinte ou réelle, elle se laissait aller encore une fois à sa manie favorite du paradoxe cultivé : « Voyez-vous, cher maître, elle l’appelait ironiquement ainsi dans les deux cas opposés où elle se faisait agressive ou attendrie, il n’y a d’authentiques  victimes que celles qui sont sacrifiées pour le maintien de la distribution sociale des rôles moraux institués. Pour le reste, mon ami, il en est des traumatismes comme des manies de votre partenaire de la fable, vous savez, celle que l’on pourrait intituler Les jeunes filles, le proviseur et le masturbateur, et dont la morale pourrait être : ça va, ça vient… ».

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Par l'auteur de cette page, quelques textes pouvant valoir le détour : les recueils de nouvelles.


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màj 220610

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